Autrefois, le compagnonnage façonnait des solidarités, essentielles quand les difficultés surviennent : l’entraide par les pairs permet de rebondir… cette faculté est-elle neutralisée dans la distancialisation du travail ? Denis Cristol pense au contraire que cette distancialisation met en évidence la forme collective du travail et des opportunités pour « apprendre à apprendre ensemble » soutenues par la pairagogie…
Quand le compagnonnage façonnait des solidarités
Le compagnonnage, le travail en équipe, l'appui d'un nouveau au poste sont des constantes du monde du travail. Les ouvriers en usine développent de la camaraderie. Lorsque j'ai travaillé pendant une douzaine d'années dans le monde industriel, métallurgie ou agroalimentaire, j'ai pu observer comment des collectifs humains se soudaient pour affronter les humeurs des machines et les régler convenablement. Les discussions auprès des bourrages synonymes d'efforts physiques et de pénibilité visaient à se rendre la vie plus facile. Les opérateurs, les régleurs, les techniciens, les contremaîtres (ainsi que les « contre dames ») trouvaient des idées pour reprendre une marche normale. Cette entraide faisait des héros, des débiteurs et des coups à boire. Elle façonnait des solidarités.
Des difficultés surmontées par l’entraide des pairs
Parfois, des collègues sont professionnellement déclassés par un robot et glissent dans les coins sombres de l'usine pour devenir manutentionnaire et parfois, lorsque la politique sociale de l'entreprise le permet, des apprentissages en situation de travail ont lieu au poste même par des pairs, des proches en qui l'on a confiance et qui parlent le même langage. La pairagogie est alors une solidarité de destin, une dette mutuelle. Quand l'usine vient à fermer, que les camarades de lutte n'ont pas pu empêcher l'irrémédiable, se tourner vers ses pairs permet de se remettre en question, et de refaire son CV. Parfois, il est plus facile d'apprendre à devenir sous le regard de l'autre.
La distancialisation du travail met en évidence la forme collective du travail
Or, tout le monde se trouve confiné par la Covid, renvoyé chez soi par la peur que la maladie se diffuse. À l’aise ou non en informatique, chacun doit continuer de produire à distance, malgré un équipement médiocre, des logiciels plus ou moins adaptés, une motivation chancelante, un contexte familial faiblement porteur, un logis exigu… Qu'à cela ne tienne ! il faut quand même tenir et avancer. L'un s'improvise tuteur, un autre s'invente soutien psychologique, un autre encore expert technique : s'organise ainsi la mémoire transactive du collectif, aucun ne sachant tout, tous connaissant un peu. Dans l'adversité, la plasticité du collectif est mise à l'épreuve, les informations circulent, des nœuds de savoir sont repérés. Le « qui sait quoi » circule autant que la tâche elle-même et montre comment tous sont reliés. Pour la première fois souvent, la forme collective du travail apparaît à tous, matérialisée par des flux d'échanges à la façon dont les fourmis partagent leurs phéromones en frottant l'une contre l'autre leurs paires d'antennes !
La pairagogie : levier pour « apprendre à apprendre ensemble »
Dans toutes ces expériences au travail, un chef, un formateur, un facilitateur plus observateur capte une syntonie qui se met en place, cela sonne juste. Les pairs sans lutte de pouvoir, sans jeux d'ego, s'accordent entre eux et avec le contexte comme deux danseurs de Tango qui trouvent le « duende », cette magie du couple parfaitement appairé. La pairagogie au travail telle qu’elle vient d’être décrite est naturelle, sinon consubstantielle à la nature sociale et communautaire de l'être humain. Il est possible d'en accompagner la promesse grâce à des facilitateurs professionnels qui diffusent de bonnes pratiques, par des méthodes éprouvées de dialogue en groupe (par exemple, le codéveloppement professionnel), des collectivités efficientes, un soutien aux apprentissages informels et la prise de conscience du désir d'apprendre sous-jacent. Par l'effort constant de créer une culture d'entreprise promouvant l'apprenance collective, c'est-à-dire le désir d'apprendre à apprendre ensemble, quels que soient les événements rencontrés. Embarquant sa part d'émotion, de confiance dans le geste de donner et celui de recevoir, cette approche renforce le sentiment d'efficacité collective, elle est un nouveau levier d’engagement pour que les collectifs relèvent les plus grands défis (climatique, écologique, sociétal) qui demandent aux entreprises de se réinventer.
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